samedi 8 décembre 2007

Lieux de savoir 1. Espaces et communautés


Publié dans Télérama (8 décembre 2007)

ESSAI
4OEuvre collective et internationale rédigée par une soixantaine de chercheurs, ce premier volume des Lieux de savoir (qui en comptera quatre) se présente comme un « livrelaboratoire », inspiré par un « braconnage intellectuel qui refuse de se laisser enclore par des barrières disciplinaires et académiques ». C'est que l'ambition n'est pas mince : élaborer une histoire comparée des pratiques intellectuelles, concevoir une anthropologie historique des traditions, productions, circulations et transmissions du savoir, en croisant les approches et en convoquant aussi bien l'histoire, la géographie, l'ethnologie, l'ethnographie, l'histoire sociale ou des religions, que la sémiologie et la sociologie.

C'est en fait un jeu de miroir que proposent ces 1 300 pages : « Comment réagit le champ de recherche d'un helléniste, écrit Christian Jacob, maître d'oeuvre du livre, si on le fait entrer en résonance avec ceux d'un sinologue, d'un sanskritiste, d'un historien des sciences ? La vision des universités européennes demeure-t-elle inchangée si l'on compare leurs examens à ceux de la Chine impériale ou au rituel d'initiation des devins du Togo ? » Comment, également, de l'Antiquité à nos jours, c'est-à-dire du temps des sophistes grecs au temps d'Internet, réagit celui dont le geste de savoir uniquement tourné vers soi se transforme, à un moment donné, en comportement rituel destiné à une communauté ?

C'est à une succession de morceaux de vie, à des scènes intimes comme à des constitutions de communautés que nous assistons, à toutes les périodes et dans tous les pays. Ainsi le stress de l'impétrant soutenant une thèse de théologie en Sorbonne au XVe siècle, pendant douze heures, n'apparaît pas forcément plus intense que celui du paysan chinois se présentant vainement, deux siècles plus tard, à un examen impérial. La conscience professionnelle ou confessionnelle d'un moine copiste dans un scriptorium occidental peut se comparer à celle d'un moine bouddhiste au VIIe siècle. Et dans le cabinet de travail d'un universitaire allemand du XIXe siècle résonnent les mêmes silences que dans celui d'un lettré italien du XVIe siècle. C'est bien à un itinéraire savant et passionné qu'invite ce livre, où un orateur romain improvisant son discours croise un compagnon faisant son tour de France et réfléchissant à son chef-d'oeuvre. En traversant époques et villes différentes, en découvrant les gestes de métiers intellectuels et manuels, en sillonnant aussi bien les villes que les bibliothèques, le lecteur voit se dessiner des réseaux, se façonner au cours des siècles des sen timents d'appartenance et se perpétuer des gestes. En tissant entre eux les fils d'enquêtes différentes, de nouvelles questions apparaissent, chaque époque étant confrontée à une autre.

Sans abdiquer tout protocole scientifique, cette volumineuse somme des Lieux de savoir fait ainsi un pari : s'essayer « à un nouvel art du récit et de la description, attentif aux corps et aux lieux, aux signes et aux gestes, aux manières de dire et de faire, aux aspects les plus concrets des démarches intellectuelles en même temps qu'à la construction sociale des normes qui les régissent ». Pari réussi, tant ce livre invite aux échanges disciplinaires, aiguise la curiosité vers d'autres cultures, et force à se demander comment ce qui apparaît a priori si différent peut, soudainement, nous permettre de mieux comprendre ce qui nous semble le plus familier.

Gilles Heuré

Telerama n° 3021 - 08 décembre 2007