Peu de projets aujourd'hui sont aussi aventureux et aussi importants que celui des Lieux de Savoir. Christian Jacob, qui dirige la publication de cette série d'ouvrages, nous présente dans un long texte qui met déjà en bouche l'origine et les espoirs portés par un tel programme. Boojum, qui s'épanouit dans un des nouveaux lieux de savoir, en attendant le suivant, s'associe comme simple relais de cette somme et remercie les éditions Albin Michel pour l'autorisation de reproduction de la préface générale de l'ouvrage.
Boojum s'associe d'autant plus volontiers que les lieux de savoir commencent des tablettes mésopotamiennes et s'achèvent, à ce jour, dans l'Internet. Les Lieux ne sont pas des lieux, tâchons que le savoir y trouve sa place.
Comment naissent, se pratiquent et se transmettent les savoirs dans la société ?
Quels sont les gestes, les instruments et les procédures qui donnent forme à tout type de connaissance?
Dans cette aventure éditoriale hors normes, les sciences humaines mettent en commun leurs disciplines pour répondre à ces deux questions.
FAIRE LIEU, FAIRE CORPS
Retracer le cheminement qui conduit un projet intellectuel des étapes initiales de sa conception jusqu’au terme de sa réalisation nous semble être un seuil possible pour entrer dans ce premier volume des Lieux de savoir. Sans doute ce récit pourrait-il être dit et redit en de multiples variantes, selon les différents modèles et langages auxquels nous habitue l’histoire contemporaine des savoirs. Selon les narrateurs, l’inspiration et l’auditoire, selon les lecteurs et les codes en vigueur dans tel lieu disciplinaire ou académique, on optera pour le registre d’une épopée solitaire ou d’une aventure collective, pour celui d’une quête mystique ou d’une odyssée paisible dans le monde éthéré du savoir et de la pensée, où, comme chacun sait, les idées naissent par génération spontanée et vont jusqu’à leur terme en suivant la seule logique qui les a produites. On choisira de retracer les hésitations et les doutes, les incertitudes et les tournants qui métamorphosèrent ce projet au fil de sept ans de travail et d’une trentaine d’ébauches successives, ou au contraire d’en souligner, dès ses premières étapes, la cohérence profonde et la force téléologique, selon le point de vue omniscient de qui écrit l’histoire sur un mode rétrospectif. Histoire qui pourrait prendre la forme d’un road movie cahotique ou d’un itinéraire rectiligne...
Il était une fois, donc. Il était une fois un classiciste formé à l’école parisienne d’anthropologie des sociétés anciennes, aux séminaires de Jean-Pierre Vernant, de Marcel Detienne, de Pierre Vidal-Naquet et de Nicole Loraux, qui appprit de ses maîtres l’art de marcher en comparant, l’art de tisser les liens et d’unir les forces pour construire et penser des objets ou des pratiques complexes, telles la guerre ou la terre, la divination ou le sacrifice, la fondation ou l’écriture des mythes dans les sociétés anciennes. Ce classiciste rencontra aussi Michel de Certeau et Louis Marin, lut Michel Foucault et Pierre Bourdieu, puis rencontra Geoffrey Lloyd, Roger Chartier et Bruno Latour. Il traça ses premiers sillons sur les champs tant labourés des études grecques, en choisissant le terrain de l’histoire de la géographie et de la cartographie, puis celui de la bibliothèque d’Alexandrie et de ses pratiques lettrées. Choreute plus qu’archégète, ce classiciste comprit très vite que l’union fait la force, et que si l’on peut monter sur les épaules des géants qui vous ont précédé, on peut aussi travailler à plusieurs pour déplacer les montagnes et élargir l’horizon. D’autres classicistes participèrent aux premiers chantiers, rejoints par des historiens modernistes, puis des spécialistes des cultures non-européennes, la Chine, l’Inde, le monde Islamique, et enfin, par des anthropologues et des historiens des sciences.
Un réseau se forma, se formalisa même, et gravit les échelons institutionnels qui, en 2004, lui donnèrent le statut d’un Groupement de recherche international (GDRI) du Centre national de la recherche scientifique (CNRS), réunissant des chercheurs de vingt équipes, appartenant à sept pays différents et illustrant le large spectre des disciplines d’érudition et des sciences sociales. Le projet des Lieux de savoir, esquissé dès février 1999, fut porté par cette structure collective et les dynamiques de recherche qu’elle initia, dans le champ de l’histoire et de l’anthropologie des savoirs.
Le lieu des Lieux de savoir : brève histoire d’un réseau et d’un projet intellectuels
Les membres du réseau « Les Mondes lettrés » sont représentatifs de la grande diversité de statuts des acteurs de la recherche : enseignants d’universités ou de grands établissements scientifiques (l’Ecole pratique des hautes études, l’Ecole des hautes études en sciences sociales, etc.), dans la hiérarchie de leurs grades, chercheurs du CNRS, aux différents échelons de leur carrière, conservateurs de bibliothèques, doctorants et post-doctorants aux statuts précaires.
Ces chercheurs sont entrés ou aspirent à entrer dans un milieu professionnel, après avoir subi avec succès des examens universitaires, des concours de recrutement dans l’enseignement secondaire, des concours d’entrée aux Grandes écoles, les épreuves de cooptation des institutions de recherche. Selon les cas, ces « rites d’entrée » ont impliqué des épreuves écrites ou orales, la constitution de dossiers et la convocation de garants, la comparution devant des jurys ou des commissions. Les impétrants ont dû faire preuve autant de leurs connaissances que de leur savoir-faire, de leur maîtrise d’un certain nombre de techniques intellectuelles comme du style personnel avec lequel ils donnent l’apparence du naturel aux artifices qu’on leur a inculqués. Ces épreuves leur ont conféré des titres honorifiques, ont validé des compétences et permis des recrutements, mais ont aussi marqué plus subtilement les transformations, sociales et personnelles, du statut des individus. Entre la confraternité des universitaires et la collégialité des chercheurs, les titres et diplomes sont autant de signes d’appartenance à des communautés, exclusives ou ouvertes, monopolistiques ou concurrentielles.
Les membres de ces communautés intellectuelles et professionnelles ont dû en acquérir et en refléter l’éthos, une manière d’être qui se manifeste dans les manières de faire et de dire, et régule la présentation de soi comme les interactions sociales selon des codes d’autant plus subtils qu’ils sont le plus souvent tacites. Ce faisant, ils ont intériorisé les valeurs d’un milieu, d’une institution ou d’une discipline, son idéologie et sa mythologie, les hiérarchies qui les structurent, les figures tutélaires qui y font autorité.
Venus de différents horizons professionnels et disciplinaires, ces chercheurs se sont regroupés dans le réseau des « Mondes lettrés » : un lieu au croisement des savoirs, un laboratoire virtuel dont les membres se sont agrégés sur la base d’affinités humaines et intellectuelles, d’un désir de travailler et de penser ensemble, de sortir d’un champ de spécialité pour participer à la construction d’objets partagés. Il n’est d’autres obligations que celles des liens qui se tissent, d’amitié, de dialogue et de confiance. Le programme intellectuel est indissociable d’une certaine manière de vivre l’aventure de la recherche, dans son ambition comme dans sa modestie, dans son imprévisibilité comme dans l’humilité du travail qui la nourrit. Chercheurs à plein temps ou professeurs d’université, doctorants ou post-doctorants, au-delà de leurs statuts, tous partagent une certaine conception de l’échange intellectuel, où la liberté de penser s’accompagne du désir d’écouter l’autre.
Un « collège invisible » de chercheurs, donc, constitué autour d’un champ de questions communes: le maniement des livres, les gestes de l’écriture savante, la fonction des bibliothèques, la transmission des textes, le fait que des oeuvres traversent le temps et l’espace pour éveiller des pensées imprévisibles chez de nouveaux lecteurs, le fait que des idées, des interprétations, des théories, des découvertes, des questions et parfois des réponses acquièrent une portée et une validité qui dépassent celui qui les a conçus. Etudiant la Grèce ancienne ou la Renaissance européenne, la culture chinoise ou l’Inde védique, l’histoire des sciences ou des religions, ces chercheurs se sont rencontrés dans l’étude des pratiques et des traditions de savoir, d’ailleurs et d’autrefois. Ils confrontent aussi leurs propres pratiques, leurs méthodes, leurs instruments de travail, leurs milieux professionnels et leur réseaux intellectuels. Spécialistes de l’histoire des savoirs, ils réfléchissent sur les savoirs qu’ils produisent. Le détour dans le temps et dans l’espace, l’observation des acteurs et des pratiques participent d’une démarche réflexive : qu’est-ce que le travail intellectuel ?
Ces chercheurs travaillent chez eux, parfois aussi dans un bureau de leur université ou de leur laboratoire. Dans l’espace privé, qu’il s’agisse d’une pièce dédiée ou partagée, la table et le siège, les dossiers et les livres, l’ordinateur et les instruments d’écriture, l’imprimante et les fichiers définissent le cadre, l’ergonomie du travail intellectuel dans la multiplicité de ses composantes : écrire, consulter son courriel, lire, prendre des notes, réfléchir, classer, ranger, accompagner le travail de la pensée par des tâches matérielles ou par le balisage visuel des textes à méditer. La décoration, la lumière, les photos et les cartes postales, les objets d’art et les bibelots, le foisonnement des livres comme l’empilement des dossiers jalonnent un espace visuel et affectif, mémoriel et sensoriel, où s’inscrivent les moments d’une vie, l’entourage d’une famille, les éléments d’une identité intellectuelle. Tout ceci participe d’une mise en scène du travail savant et d’un processus d’auto-représentation, entre intimité et ostentation, selon que l’on reçoit ou non dans ce lieu visiteurs, collègues et étudiants.
Dans l’espace professionnel du laboratoire ou du département universitaire, le bureau est le plus souvent partagé, qu’il soit attribué à deux ou trois occupants, qui l’investissent de leurs dossiers et de leurs livres, ou qu’il soit un lieu ouvert et collectif, accueillant les premiers arrivés pour une journée de travail ou un rendez-vous ponctuel. Selon les disciplines, le laboratoire est le lieu de travail principal et incontournable, ou un lieu d’alternance avec l’espace privé. La présence d’une bibliothèque et, pour les sciences « dures », des équipements et des instruments nécessaires aux expérimentations et aux observations, définit un cadre de vie et de travail collectifs où circulent de multiples acteurs — chercheurs, étudiants et post-doctorants, personnel administratif et technique, invités. La vie collective est régie par des protocoles précis, le séminaire, la réunion de département ou de conseil de laboratoire, la discussion sur les recherches en cours, la définition des programmes, les rendez-vous avec les étudiants et les doctorants, les tâches d’administration, la préparation des rapports, les demandes de subventions, la correspondance.
Du temps et de l’énergie furent consacrés à un processus d’institutionnalisation minimale de ce réseau, pour l’inscrire dans la durée et obtenir les financements nécessaires à l’achat de livres, à la circulation des chercheurs, à l’organisation de journées d’études et de séminaires. Première étape : la rédaction en juillet 1997 d’un projet pour répondre à un appel d’offre du CNRS, sur le thème « La construction des traditions savantes : livres, objets, images » . Puis, en janvier 2002, le désir de poursuivre le travail entrepris sous la forme d’un Groupement de recherche (GDR) du CNRS, une structure souple qui permet l’association de chercheurs autour d’un projet intellectuel sans imposer le cadre d’un laboratoire formel. Groupement ouvert, qui sut tisser de multiples liens et accueillir de nouveaux chercheurs, le GDR « Les Mondes lettrés » se manifesta sous la forme d’un séminaire bimensuel accueilli par l’Ecole normale supérieure, sous la forme de colloques et de journées d’études, sous la forme de publications. En 2003, au coeur de la crise affectant le monde de la recherche française et le CNRS en particulier, le soutien du Ministère de la Recherche fut demandé et obtenu, sous la forme d’une Action Concertée Incitative (ACI), « Les savoirs de la réflexivité. Histoire comparée des pratiques intellectuelles ». Le second semestre 2004 fut consacré à la transformation du Groupement en Groupement international, un GDRI qui intègra les nouveaux liens de coopération et de travail noués par le réseau.
Les étapes de cette brève histoire du réseau « Les mondes lettrés » rappellent qu’un projet de recherche ne peut exister sans l’intervention des acteurs institutionnels, politiques, administratifs, scientifiques qui créent les structures et apportent les financements, qui encouragent les initiatives et accordent les moyens. L’évaluation par les pairs, le soutien d’une direction scientifique, l’investissement d’un organisme public dans la recherche fondamentale à long terme, la possibilité d’associer doctorants et post-doctorants au projet et d’inscrire son déroulement dans une activité de formation et d’enseignement (directions de thèse, séminaires, master, magistère, etc), l’encouragement à développer un réseau international, permettant la circulation des chercheurs, des savoirs et des cultures académiques, tout cela est à mettre au crédit du CNRS, dont la place et la fonction centrales seront, je l’espère, préservées dans les bouleversements actuels et à venir du paysage de la recherche française. Le projet des Lieux de savoir aurait été impossible sans ce soutien institutionnel et sans le réseau d’expertises et de collaborations qu’il a permis de construire. Un autre lieu d’appartenance n’eut sans doute pas permis au maître d’oeuvre la liberté intellectuelle et les parcours transversaux qui furent les siens.
Si l’on tente d’explorer les lieux qui ont rendu possible la réalisation de cette aventure éditoriale et intellectuelle, deux fabriques du savoir s’imposent immédiatement. La première est la bibliothèque qui fut créée par le Groupement. La seconde fut la genèse même de ce livre, c’est-à-dire un projet d’édition de savoir.
Créer, puis faire vivre une bibliothèque nous a conduits à mettre en pratique et en miroir notre travail sur les opérations lettrées. Une bibliothèque est à la fois une collection d’objets matériels, impliquant un ensemble d’opérations techniques, un lieu et un dispositif de rangement, qui en assure la sauvegarde et l’accès, et enfin un projet intellectuel. Elle est aussi un lieu partagé et identitaire, un pôle autour duquel gravitent de multiples acteurs, aux diverses étapes de leur travail. Le projet desLieux de savoir s’est appuyé sur une bibliothèque, créée en 1997, qui comprend aujourd’hui un peu plus d’un millier d’ouvrages, traversant les disciplines et les aires culturelles pour constituer un fonds cohérent sur l’histoire des savoirs et des pratiques savantes. La gestion de cette collection impliquait une veille bibliographique, le processus des commandes dans sa complexité bureaucratique, puis la réception des livres, leur catalogage, leur étiquettage et leur rangement. Une pluralité d’acteurs se trouvaient impliqués, gestionnaires et bibliothécaire du CNRS, libraires et éditeurs internationaux, étudiants vacataires aidant au traitement bibliographique. Non moins importante que la veille bibliographique, la structuration de la collection a déterminé ses usages et ses effets intellectuels. Le choix de s’en tenir aux grandes catégories de la classification de la Bibliothèque du Congrès, sans descendre dans le détail des arborescences, a permis de constituer des sections thématiques où la proximité même des livres créait un objet et un champ intellectuels, au-delà des divisions chronologiques, culturelles et disciplinaires : histoire du livre, éducation, sciences et techniques, anthropologie, religions, langues et littératures... La bibliothèque fut ainsi l’un des instruments de la construction des objets de ce volume. Elle a donné un corps à un projet de recherche collective, elle a matérialisé une certaine conception du savoir, reposant sur le pouvoir des livres et sur la gamme des pratiques intellectuelles qui en déploient les effets.
La publication est l’une des fins principales de la recherche : article dans une revue savante, communication dans des actes de colloque, chapitre de livre collectif ou livre sont autant de moyens de mettre les savoirs en circulation, de soumettre les idées et les hypothèses au débat. Si le réseau des « Mondes lettrés » a pratiqué ces différentes formes de publication, en des projets circonscrits et encadrés , l’idée desLieux de savoir a d’abord émergé sur le mode de l’utopie : c’est le désir, le besoin de disposer d’un tel ouvrage englobant et systématique qui en inspiré la conception. Il n’y avait d’autre moyen que de réaliser nous-même le livre dont nous rêvions... Cette utopie fut discutée et modelée dans des réunions de travail, avec un cercle d’interlocuteurs intellectuels proches, dans un lent processus d’élaboration : un volume ? trois ? cinq ? Lorsqu’au détour d’une conversation avec Hélène Monsacré l’idée d’un ouvrage collectif, en quatre volumes de près de mille pages chacun, voué à une histoire comparée des pratiques de savoirs lui fut soumise, il s’agissait davantage de réfléchir à haute voix sur le réalisme et la possibilité même d’une telle entreprise dans le paysage éditorial européen, que d’en envisager la publication chez Albin Michel. L’intérêt de la responsable des collections de sciences humaines pour ce projet fut, en toute franchise, une surprise totale.
Pour devenir un livre publié, le projet des Lieux de savoir dut franchir de multiples étapes. Si la maturation intellectuelle se déploya dans des séminaires fermés et dans des journées d’études fondatrices, comme celles que voulut bien accueillir la Fondation des Treilles trois ans de suite, la mise en oeuvre nécessita la collaboration de multiples acteurs, la synergie des concepteurs intellectuels et d’une maison d’édition. Il fallut construire le projet, en évaluer les coûts, prospecter des soutiens institutionnels et privés, prendre des contacts préliminaires avec des éditeurs étrangers en vue d’une future circulation internationale des volumes. On protégea le concept et la déclinaison détaillées des quatre volumes en les déposant dans des enveloppes Soleau, datées par rayon laser dans les archives de l’Institut national de la propriété industrielle. Il fallut convaincre de multiples interlocuteurs, affûter des argumentaires, cibler des présentations, concilier des intérêts différents afin de créer une synergie, préparer des dossiers pour des demandes de subvention, tant auprès de fondations privées (la Fondation des Treilles fut la première à soutenir généreusement le projet) que d’organismes publics (le Ministère de la Recherche et le CNL).
Sans la maison d’édition ou l’imprimeur, il n’est pas de diffusion des savoirs : ce qui fut vrai à la Renaissance ou au XVIIIe siècle l’est encore aujourd’hui. La directrice de département éditorial et son assistante, les designers comme les informaticiens, les responsables des relations internationales comme de la promotion, les correcteurs et les préparateurs éditoriaux, les lecteurs et relecteurs, l’imprimeur, enfin, ont joué un rôle essentiel dans un processus de mise en forme et de fabrication sans lequel il n’est pas de livre publié.
Les Lieux de savoir ont-ils un lieu propre ? Le lent processus de construction intellectuelle s’est déroulé dans un réseau qui, malgré son institutionnalisation progressive, est resté une structure ouverte, transversale, interdisciplinaire et internationale, échappant aux enjeux de pouvoir comme aux ancrages et aux exclusions idéologiques ou épistémologiques. Les Mondes lettrés réunissent en premier lieu des praticiens de la recherche, qui partagent une activité empirique, la lecture, l’édition, le commentaire, l’exploration de corpus de sources premières, de situations historiques, de champs disciplinaires. Le croisement de ces recherches a permis la construction collective d’objets, dont la forme, les contours, la structure et la géométrie même sont modelés furent modelés dans le travail de la comparaison. Les Lieux de savoir, dans leur genèse comme dans leur aboutissement, veulent ainsi être un livre-laboratoire, mobile, délocalisé, reproductible et traductible. Ni lieu disciplinaire, ni livre encyclopédique, ce laboratoire virtuel reflète un état de la recherche contemporaine dans le champ de l’histoire et de l’anthropologie des savoirs, en dépassant les clivages habituels pour mettre en évidence des objets, des mécanismes, des dynamiques, des phénomènes, des scénarios, à la fois inscrits dans une situation historique et culturelle, qui a son intérêt propre, mais aussi investis d’une valeur paradigmatique, qui se prête à des opérations critiques et réflexives : sur les sources, sur les méthodes et les approches possibles de leur exploitation, sur les latitudes de généralisation et de transposabilité, sur les liens entre l’évènement et la structure, sur les concepts opératoires et les schémas d’explication. Dans ce laboratoire, l’historien des sciences comme l’orientaliste, le classiciste comme le sinologue, l’anthropologue comme le philologue, confrontent leurs expériences propres, exhibent leurs échantillons et leurs instruments, explicitent les réglages et les protocoles de l’interprétation des sources, reviennent à la matérialité même des situations et des phénomènes. Les études de cas, confrontées et articulées, ont une valeur à la fois expérimentale et didactique, et inspireront, nous l’espérons, de nouvelles opérations aux lecteurs eux-mêmes engagés dans des recherches dans le champ des humanités et des sciences sociales.
La topographie et la circulation sont à la fois l’objet de ce premier volume et son principe d’organisation. L’espace de ce livre est lui-même organisé en une réticulation de lieux, où les contiguïtés et les cohérences locales sont signifiantes, sans que ces effets de sens ne résultent d’un ordre de lecture contraignant. De multiples parcours sont possibles et peuvent susciter des rapports de présupposition ou d’explicitation, suggérer des parallélismes ou des contrastes. Plus qu’un livre-encyclopédie, les Lieux de savoir voudraient être un livre-bibliothèque, où les contiguïtés immédiates sont signifiantes comme les rapprochements imprévisibles que peut établir un lecteur vagabond, d’une section à l’autre, sur la base de sa curiosité et de ses propres critères de pertinence
Si les modèles du réseau, de la toile, de la navigation ont inspiré l’architecture intellectuelle de cet ouvrage, ils ont aussi joué un rôle central dans le processus de sa réalisation. Les auteurs de ce volume composent en effet une communauté savante virtuelle et fluide, de la Russie aux Etats-Unis, d’Israël à la Grande-Bretagne, de l’Italie à la Belgique. La construction même du plan du volume reposait sur le patient tissage de ce réseau, du centre vers la périphérie. Un cercle de conseillers scientifiques, au fil d’entretiens successifs, permit d’identifier les auteurs possibles, de nouer des contacts, de solliciter des collaborations. Un forum de discussion par courriel a permis au fil des mois de déployer une réflexion collective sur l’architecture du premier volume comme sur les multiples problèmes et enjeux intellectuels de l’entreprise. Le courriel a aussi été un instrument de travail quotidien pour approcher les auteurs, préciser l’orientation de leur contribution, réagir aux premières esquisses des chapitres, soumettre les questions, faire valider les traductions et les corrections. La fluidité et la réactivité des échanges sur internet ont ainsi facilité toutes les étapes du travail de conception, entre les auteurs, l’équipe de pilotage intellectuel et l’éditeur lui-même.
Christian Jacob