Une volonté de savoirs.
Il est des entreprises intellectuelles qui sont appelées à faire date tant en raison de la nouveauté de leur propos qu’au regard des perspectives qu’elles permettent de dégager. Les Lieux de savoir sont de cette trempe, ce dont manifeste le volume « Espaces et communautés » qui inaugure une série qui devrait en compter quatre. Longuement mûri depuis une dizaine d’années autour du maître d’œuvre Christian Jacob, le projet des Lieux de savoir, en dépit du format qui est le sien, de sa très grande richesse (près de 1300 pages pour ce premier volume), de la présence d’un index des lieux et des noms (on regrette cependant l’absence d’un index des matières), ne constitue pas ce que serait une encyclopédie du savoir. Il s’agit bien plutôt d’un livre-laboratoire qui ne se contente pas de répertorier des contenus savants, de faire le relevé cartographique des connaissances à l’échelle mondiale, mais se donne pour objet le savoir en construction. Comme l’évoque Christian Jacob dans l’important texte qui introduit l’ouvrage, c’est à une nouvelle anthropologie de la connaissance que cette série est consacrée. L’idole du « contenu » a été brûlée et l’on s’est rendu compte qu’il y avait des « restes ». L’examen de ces restes, repérés par l’ensemble des contributeurs, invite à reconsidérer les savoirs comme des modalités d’articulation de l’individu et du social, de l’homme et de la nature. Cette approche, neuve par l’horizon qu’elle s’impose (tous les savoirs à l’échelle mondiale), assume et résume un double héritage intellectuel. Tout d’abord, son ampleur, sa formule argumentaire, son usage élargi de la notion de « lieux » insèrent l’entreprise dans une filiation symbolique vis-à-vis des Lieux de mémoire de Pierre Nora. Cette proximité évidente et revendiquée n’est cependant pas celle qui éclaire le mieux les rouages intellectuels qui opèrent au sein des Lieux de savoir. En effet, tant par la méthode employée qui consiste à privilégier les savoirs dans leurs formes et leurs « pragmatiques » que par les figures tutélaires qui sont convoquées (Michel Foucault, Jean-Pierre Vernant, Pierre Bourdieu notamment), les Lieux de savoir ont un accent structuraliste. Mais, et de la même manière que l’ouvrage et le projet qu’il inaugure invitent à décloisonner les savoirs, il serait imprudent, et sans doute hors-sujet, de chercher à les classer sous telle obédience, de les renvoyer de manière trop rigide à des catégories préconçues. Ainsi, sont également invités à siéger sur le banc des ressources théoriques les interactionnistes symboliques américains tels que Anselm Strauss et Erving Goffman, ou encore l’inclassable Michel de Certeau. La variété des approches, le nombre des contributeurs (60) auraient pu conduire à la production de simples collages. Il n’en est rien tant le maître d’œuvre s’est appliqué à la couture des quatre grandes parties qui organisent le volume même si, c’est la loi du grand nombre, les contributions sont d’une valeur inégale. Toutefois, l’ensemble tient par une problématique que chacune des contributions a cherché à respecter : « Comment des savoirs en viennent-ils à faire corps et à faire lieu ? » (p. 20). L’ampleur du questionnement convie l’usage de la méthode comparative, non pour produire des « universaux », et l’entreprise prend ici justement ses distances avec un ancien structuralisme, mais pour permettre la découverte de nouvelles jonctions entre les domaines du savoir en établissant de nouvelles résonances. Fondé en « style de positivité » comme dirait Michel Foucault, le projet se serait satisfait d’un découpage en ères, en aires, en disciplines. Mais la leçon, celle de l’Archéologie du savoir notamment, a été retenue : le savoir est travaillé selon les façons dont il agit et dont il est agi, et non selon celles par lesquelles il est figé ou classé. C’est l’expérience immédiate du savoir sensible qui organise le volume, dans un « empirisme assumé » (p. 14) qui s’applique à faire entendre du savoir en action, c’est-à-dire dans la mesure où il met en place des « mondes sociaux » (Anselm Strauss).
Christian Jacob repère ainsi trois actions transversales, qui sont aussi bien des conséquences de l’acte de savoir que les gestes qui contribuent à le fonder. Car, c’est le postulat de départ, le savoir pur est un fantasme (p. 125). Seul existe un savoir porté, pensé, transmis, caché, toujours pris dans les filets d’actions humaines qui constituent en quelque sorte la peau du savoir, c’est-à-dire des actions qui le contiennent et le font exister tout à la fois. De ce point de vue, tout savoir a vocation à être partagé dans des collectifs, à organiser des territoires, à circuler dans des réseaux. Ce sont les axes qui organisent les trois premières parties avec, au sein de chacune, des proximités a priori surprenantes où l’on voit les lettrés chinois jouxter les compagnons du Tour de France, les maîtres itinérants de la Grèce ancienne côtoyer les universitaires européens du Moyen Âge. Enfin, dans une dernière partie consacrée aux « Villes phares », la trame des problématiques est reconstituée à partir de l’examen de lieux exemplaires.
Communauté et institution.
Ce premier axe, qui s’interroge sur la constitution et l’organisation des collectifs savants, est de notre point de vue le plus stimulant. Divisée en quatre chapitres qui interrogent successivement les manières d’entrer dans une communauté de savants, les façons d’y vivre, les valeurs et les règles à respecter, cette partie introduit magistralement le volume. Chaque chapitre bénéficie d’une introduction qui, au-delà de la présentation du groupement de textes qui lui succède, articule minutieusement le particulier et le général, fonde un modèle de fonctionnement, en justifie les déclinaisons singulières, ne néglige pas les apax et les limites de tout comparatisme. Jean-Louis Fabiani insiste ainsi sur la dimension rituelle du savoir qui, outre le fait de distinguer un temps d’apprentissage et un moment de certification, rappelle toute l’importance du corps dans tout savoir, y compris celui qui se présente comme le plus intellectuel qui soit. C’est une des lectures possibles de la contribution de William Clark sur le diplôme universitaire en Europe ou de celle, excellente, de Benjamin A. Elman sur le système des examens dans la Chine impériale, sans doute le texte le plus proche de l’esprit de Michel Foucault. En revanche, la contribution de Stéphane Dugast qui n’expose qu’une ethnographie descriptive de l’initiation de devins togolais manque d’un renfort analytique qui l’insinuerait davantage dans la problématique présentée par Jean-Louis Fabiani.
Une fois pénétrée la communauté, il s’agit d’y prendre place, d’y occuper une position qui est définie selon deux logiques dont Christian Jacob montre la pertinence, celles du « cercle » et de la « lignée » qui, selon les cas, sont pondérées de manière différente. Soit l’on est capable, voire contraint, de se situer dans une filiation intellectuelle qui peut éventuellement recouper une filiation biologique comme dans le cas des scribes de l’ancienne Mésopotomie étudiés par Jean-Jacques Glassner ; soit l’on occupe une position que définit la synchronie selon ses dispositions personnelles, le moment de son entrée dans le cercle comme dans le cas des académies de l’Ancien Régime (Jérôme Delatour). Enfin, la lignée et le cercle peuvent se rejoindre et se renforcer l’un l’autre, notamment au sein de communautés très organisées et fondées sur l’existence d’une tradition comme chez les moines taoistes en Chine présentés par Adeline Herrou. Ces logiques de l’appartenance attestent leur efficacité et leur imprégnation au niveau de chaque individu lorsqu’il est possible de déterminer au singulier l’adhésion à un ensemble de valeurs, à un ethos qui s’incarne en chacun. En effet, l’emprise de la communauté se mesure aussi à l’empreinte qu’elle laisse sur les individus comme l’explique Jean-Marc Chatelain. Pour faire corps, il faut faire la preuve de la maîtrise d’un certain savoir-être pour lequel il peut exister des modèles. La notion d’exemplarité est ici fondamentale et se retrouve aussi bien dans les biographies de lettrés dans la Chine du 17e siècle (Pierre-Henri Durand) qui sont tout à la fois une manière d’imitation et une façon de s’inscrire dans une tradition, dans la carrière d’orateur de Cicéron qui manque précisément de ces références d’ancienneté (Charles Guérin) et dans les chefs-d’œuvre des compagnons que présente François Icher dans un texte qui doit beaucoup aux travaux anciens de Roger Lecotté et qui aurait sans doute pu insister davantage sur l’importance que revêt la notion de transmission au sein du compagnonnage dans la mesure où elle s’inscrit avant tout dans des hommes, les « hommes de Devoir », et non dans des objets. L’anthropologie de connaissance annoncée par Christian Jacob perd ici son aspect anthropologique.
Cette importance des modèles rejoint la primauté accordée très souvent, au sein des ces collectifs savants, à la relation maître/disciple, notamment dans le cadre des communautés religieuses, « virtuoses » du savoir (p. 271). Guy Stroumsa y décèle un savoir double, l’un qui relève de l’enseignement et qui est de l’ordre de la connaissance discursive, du savoir réflexif, de la raison ; l’autre qui est le fruit d’une magie initiatique, qui est un savoir plus intuitif, qui se découvre et illumine l’apprenti. Ce double statut est superbement mis en valeur dans l’article de Renée Koch-Piettre consacré aux écoles philosophiques antiques où le passage de la logique du cercle, de l’école (scholê), à celle de l’initiation par un maître rayonnant comme dans l’épicurisme est parfaitement retracé. Dans la transmission du savoir, il s’agit tout autant d’instruire que de toucher, et cela se vérifie également au sein du système monastique présenté à partir du cas de l’abbaye Saint-Victor étudié par Dominique Poiriel. La ritualisation du savoir, qui parcourt l’ensemble de ces communautés de virtuoses, y est forte. Elle atteint d’ailleurs un très haut niveau de formalisme dans le cadre des académies confucéennes entre le 10e et le 13e siècle en Chine (Hoyt Tillamn) où il est nécessaire de reproduire des liens explicitement empruntés au modèle familial. Les maîtres sont des pères qui s’engendrent les uns les autres, formant une généalogie au sommet de laquelle règne Confucius. Cette dimension rituelle est si solidement ancrée dans l’épaisseur du savoir qu’elle résiste même aux communautés qui, tels les monastères zen du Japon étudiés par Bernard Faure, s’attachent à favoriser la spontanéité, l’immédiateté dans la saisie du savoir. L’art du dialogue (kōan) entre un maître et son disciple relève ainsi de ces rituels qui encadrent la transmission « spontanée » du savoir (p.354).
Lieux du travail savant.
Ces relations qui conduisent à la production du savoir, et notamment du savoir savant, ont des espaces à eux, des réduits où le savoir est ordonné et ordonne en retour le monde. À ce titre, les jardins et pavillons des lettrés de la Chine des Ming sont exemplaires : ils recréent véritablement un « monde en petit » (p. 397) comme l’écrit Richard Schneider. Ces lieux prennent, aujourd’hui en Occident, la forme du laboratoire qui s’est lentement constitué depuis le 17e siècle. Il s’agit véritablement d’un espace sous tension qui hésite entre l’intimité et l’ostentation (Sophie Houdart). L’intimité, c’est la tentation inévitable de la retraite qui, peu ou prou, touche tout savant. C’est le modèle du studiolo de la Renaissance, celui de Pétrarque notamment, avec ses exigences d’exiguïté, d’isolement, de fermeture (Christopher Celenza). Ce qui n’empêche pas le maître des lieux de s’exposer, d’y soigner le décor pour se dire et se montrer tel qu’il veut être, signe que l’ostentation s’invite jusque dans les recoins de l’espace d’étude. Mais l’espace savant peut aussi, à l’occasion, envahir l’espace domestique comme dans le cas du professeur Müller qui avait fait de sa maison, vers 1835, un véritable temple dédié à la culture grecque, et au dorique notamment (Paul Zanker).
Lieux d’exposition, ces laboratoires sont avant tout des lieux de travail actif et pas seulement de mise en commun des connaissances. Véritables lieux d’élaboration comme le souligne Rafael Mandressi, ce sont des espaces qui peuvent être discontinus, soumis à des politiques, des « dispositifs » ainsi que l’établit bien Christiane Sinding au sujet de la mise au point de l’insuline. Mais il existe également, même au sein des « dispositifs » les plus encadrés, des micro-stratégies, du braconnage dirait Michel de Certeau, des enjeux personnels. Car le savoir institue des liens, crée des « familles de sang, d’esprit, de raison » (p. 435) dans la mesure où son élaboration ne peut se penser sans sa transmission. Il s’y trame donc la recherche ou la confirmation d’une position sociale. Le souci des prêtres et astronomes d’Uruk à l’époque hellénistique (Eleanor Robson) de présenter leur généalogie, de s’inscrire dans une lignée et de confiner le savoir au sein de la famille comme une marque de distinction témoigne bien de l’imbrication des parentés réelles et des parentés électives dans ces configurations du savoir se faisant. Au sein de ces relations de savoir, le modèle et l’esprit de la parenté semblent s’imposer aux acteurs. Dans le séminaire qu’organisait l’historien Leopold von Ranke en marge de son enseignement universitaire à Berlin au 19e siècle, il s’exprimait la volonté de faire naître un esprit de famille autour du maître qui, par ses invitations, ses recommandations, ses appuis, désignait en quelque sorte ses « héritiers » (Kasper R. Eskildsen).
Au sein de ces collectifs savants, l’élaboration, la transmission et la conservation des connaissances ont su très tôt disposer de l’écrit, « mettre en texte » le savoir. Mais les enjeux de cette écriture savante se situent également en dehors de son contenu, en dehors du savoir lui-même. L’on ne produit pas toujours des livres pour qu’ils soient lus comme dans le cas des copies bouddhiques de la Chine médiévale. Ce peut être un moyen de mémoriser un corpus de textes dont la performance essentielle est avant tout orale (Jean-Pierre Drège). Mais il peut s’agir aussi, dans le cas de la copie de livres, d’« habiller » un lieu savant et donner au savoir l’allure qui lui convient. C’est à l’aune de cette approche que Guglielmo Cavallo invite à repenser entièrement la notion descriptorium en Occident, rejoignant ainsi les contributions de Jean-François Gilmont et d’Anthony Grafton évoquant, de la Renaissance à nos jours, les atours de la production du savoir écrit, ses enjeux non savants qui mettent en lumière une politique, une économie, une technique du savoir qui disposent également de leurs maîtres, « obscurs tâcherons » de l’édition.
L’élaboration de cette écriture du savoir permet la constitution de bibliothèques et de banques de données qui traduisent davantage des représentations, des pratiques, des politiques de savoir qu’elles ne mettent à disposition des données brutes. D’ailleurs, Bruno Latour le démontre bien dans une introduction très engagée, il est dangereux de penser le savoir en dehors des moyens qui le produisent et l’exposent car ils appartiennent en nature et en droit au champ de la connaissance. Isoler le savoir dans l’esprit et le cerveau, c’est en quelque sorte retenir la pensée alors que celle-ci invite à se distribuer dans chacun des outils qui la supportent et l’animent. Or, retenir le savoir dans l’esprit, c’est se donner la possibilité trancher dans les moyens qui ne seraient que de surface (p. 609). Qu’il s’agisse d’anciennes bibliothèques de l’Inde (Dominique Wujastyk), de bases de données informatiques ou de documentation multimédia (François Cavalier), tous ces moyens de savoir engagent en amont et en aval une réflexion sur le savoir lui-même, son mode de transmission et de l’élaboration. Le texte de François Cavalier me semble ainsi, eu égard à la grande pertinence des contributions qui l’environnent, manquer sa cible en s’apparentant davantage à un répertoire, aussi précis et intéressant soit-il, qu’à un questionnement. Par contre, Bruno J. Strasser établit parfaitement le fait que la constitution des banques de données bioinformatiques dans les sciences du vivant a engagé une profonde rupture dans le mode habituel de production du savoir en ce domaine, fondé sur l’expérience de laboratoire (p. 699).
L’entourage du savoir, ce sont aussi des bâtiments, une architecture, et l’étude des rapports entre les fonctions des institutions de savoir et les propriétés des espaces qui les contiennent constitue un champ qui offre de riches perspectives. C’est toute la « présentation de soi » qui, au plan du savoir, est ici mise sur le métier et révèle que l’espace est moins un décor qu’un reflet des conceptions et des enjeux de la connaissance. Ainsi, dans les amphithéâtres d’anatomie de la Renaissance, démontrer revient à montrer : il s’agit donc de mettre en spectacle le savoir (p. 707). Parfois, c’est le cas de l’ethnologie dans les années 1930 (Benoît de l’Estoile), la généalogie de l’espace de savoir bâti permet de rendre compte d’un processus plus large d’institutionnalisation d’une discipline ou d’un savoir.
Mais, qu’on l’institutionnalise ou qu’on le fixe dans des espaces, le savoir reste avant tout un objet en mouvement. Il se transmet et circule moins du fait de la volonté des hommes que pour répondre à l’exigence de sa nature. Il y a donc une sorte de fragilité inhérente à toute entreprise de fixation du savoir. Cet impératif de mouvement peut atteindre un haut niveau de visibilité dans les cas, que l’on retrouve dans diverses parties du monde et à différentes échelles, de ces praticiens du savoir qui ont une activité itinérante. Qu’il s’agisse des maîtres itinérants en Grèce ancienne (Natacha Massar) ou des « circulateurs de savoirs » en Chine (Jean Lévi), le modèle de l’école errante implique une relation maître/disciple particulière dans laquelle le savoir fait l’objet de mises en situation, de contextualisations entraînant, chez le maître, une maîtrise de la parole, de l’événement, de l’occasion et, pour les disciples, la nécessité de conquérir leur savoir. Cette dimension capitale de la conquête, insistant sur les performances du savoir, se retrouve finalement au cœur de ces savoirs « intransmissibles » au sein desquels des identités sont en jeu.
Un savoir en mouvement n’est cependant pas un savoir anarchique. Il existe une organisation de l’espace de la mobilité parcouru par des forces qui agrègent et qui dispersent, et constituent ainsi une « sphère d’action » (Christian Jacob) traversée par une hiérarchie, une gestion, un projet. C’est bien le cas de la cour persane (Ziva Vesel et Francis Richard) dont la mobilité ne retranche rien à la rigidité de sa structuration. Dans ces sphères d’action, il existe des enjeux qui relèvent tout à la fois de la découverte, de la maîtrise et de la conquête du savoir, du monde, des individus. Sur ce plan, les modalités peuvent être différentes. Au modèle centripète de la cour persane, s’oppose celui des voyages scientifiques missionnés tels que la mission Dakar-Djibouti (Éric Jolly) conduite par l’ethnologue Marcel Griaule où l’universel, attiré dans le cas de la cour persane, est ici recherché, rapetissé, rapporté par le biais de ces collectes de récits et d’objets.
Ces sphères d’action œuvrent à différentes échelles dont la mesure et l’examen sont nécessaires pour élaborer le projet d’une cartographie des savoirs (Jean-Jacques Glassner), condition préalable à toute volonté de pointer des centres et des périphéries, précisément pour les remettre en cause. C’est la magistrale leçon que l’on peut tirer de la contribution d’Éric Trombert au sujet de la bibliothèque de Dunhuang qui est tout à la fois un foyer de culture (un centre) et un lieu où viennent s’éprouver des enjeux de frontières et d’identités (une périphérie). Mais il existe également des espaces où la notion même de périphérie s’efface, le cédant à une sorte de polycentralité comme dans le cas de l’espace des relations entre la Mer Noire et la Méditerranée dans l’Antiquité (Madalina Dana). Enfin, ces espaces qui sont avant tout des objets de pensée ne trouvent pas nécessairement à s’appuyer de façon prioritaire sur des lieux géographiques. Ce sont les savants, et non leurs cabinets, qui forment la République des lettres au 18e siècle en Europe comme l’établit parfaitement Anne Goldgar. Et cette logique immatérielle de l’espace atteint sans doute sa dernière extrémité dans la « géographie de l’Internet » que nous décrit Éric Guichard où, de façon paradoxale, le champ sémantique de l’espace occupe le premier plan avec ses « routes », ses « flux », ses « domaines », etc.
Il existe ainsi une nécessité de méthode à situer les savoirs aussi bien dans l’espace que dans le temps. Ceux-ci ne peuvent se penser hors des données immédiates de l’expérience (p. 1011). Le cas des écoles philosophiques de l’Antiquité, de Pythagore à Plotin (Carlos Lévy), atteste parfaitement l’importance de l’espace et du temps dans la production et la transmission du savoir. L’invention de lieux tels que le Lycée et l’Académie invite moins à penser un attachement à l’espace qu’une volonté de s’installer dans le temps des auditeurs. Ce mélange des données de l’expérience se retrouve dans le cas de la diaspora juive (Micha Perry) où l’imagination (la conscience collective du groupe qu’exprime et que renforce une durée) et la réalité dispersée des lieux conduisent à l’invention d’un espace atypique, celui de la diaspora, dominé par l’importance du relationnel que traduit, dans le champ de la connaissance, le passage du savoir des prêtres, fondé sur l’hérédité, au savoir des sages, fondé sur la relation élective. Enfin, le poids de l’espace et du temps au sein de la configuration du savoir se mesure à travers les nécessités de sa circulation, notamment par le biais de l’épistolarité savante, qu’elle soit le fait de la correspondance postale autour de la figure de Franz Cumont (Corinne Bonnet) ou du Webmail (Véréna Paravel). Dans les deux cas, il est démontré que la nature même des savoirs varie selon l’épaisseur ou la fluidité de leur communication.
La dernière partie de l’ouvrage se distingue de ce qui précède de plusieurs manières. D’abord, par sa structure : ni introduction, ni chapitrage mais un collage de six contributions présentant une ou plusieurs villes, lieux-paradigmes du savoir. Ensuite, elle semble échapper à la démonstration, obéissant à une autre ligne de recherches. En réalité, et Christian Jacob s’en est expliqué dans l’introduction générale, il s’agit là de renouer les fils patiemment démêlés tout au long de l’ouvrage, d’appliquer les leçons du dernier chapitre en mettant les savoirs en site et situation tout en récapitulant les acquis que les diverses contributions ont permis de produire. Sur ce plan, le texte du maître d’œuvre consacré à Alexandrie au 3e siècle avant J.C. est une superbe réussite. Toutes les problématiques du volume y sont ramassées de manière à exposer les voies par lesquelles cette « ville-bibliothèque » (p. 1124) en est venue à « conquérir les dimensions nouvelles d’un même monde » (p. 1134) frayant, par cette quête de l’universel et du chatoiement de la culture humaine, le sentier qui mène à la possibilité d’une anthropologie réflexive. Tant par sa solide argumentation, sa problématique générale et son objet paradigmatique, cette contribution constitue tout à la fois une introduction nécessaire à l’examen des autres cités étudiées et le joyau de ce premier volume.
Aussi, les dernières études paraissent-elles plus incomplètes. C’est que les objets présentés n’ont pas la grandeur exceptionnelle d’Alexandrie et se prêtent moins sans doute à la reconstitution totale de la trame des questionnements abordés jusque-là. De la Bagdad abbasside (Javier Teixidor) aux cités scientifiques de l’Urss (Georgy Lappo et Pavel Polian) en passant par l’examen de ce qui a fait l’originalité de Berlin au 19e siècle (Céline Trautamann-Waller) ou la réputation d’un centre éducatif tel que Pune en Inde à la même époque (Madhav M. Deshpande), il n’est pas une ville ou un espace qui permette un déploiement aussi complet des problématiques. Mais chaque étude s’applique à développer le ou les aspects par lesquels son objet se distingue comme « lieu de savoir ». À ce niveau, l’on pourra accorder une attention particulière à la contribution d’Antonella Romano et Stéphane Van Damme concernant l’approche conjointe de Paris et de Rome aux 17e et 18e siècles. Mettant en évidence la manière dont ces villes se sont appliquées à rendre le savoir lisible dans l’espace urbain et l’architecture, les auteurs posent ainsi les jalons de ce processus d’institutionnalisation des pratiques savantes (pp. 1173-1177) qui annonce ce mouvement décisif de notre modernité qu’est l’institutionnalisation de la culture en général. L’originalité de l’entreprise des Lieux de savoir est, finalement, d’être tout à la fois le témoin et la preuve de ce phénomène.