vendredi 2 novembre 2007

L'aventure du savoir

Le Monde des livres, vendredi 2 novembre 2007, sur le premier volume des Lieux de savoir.


Premier tome d'une grande histoire comparée des pratiques intellectuelles, des tablettes mésopotamiennes à Internet.


Nord du Togo, pays bassar. Dans cette société agreste organisée en clans, la caste des devins occupe une place centrale, qui structure la vie de la communauté et marque sa singularité face aux autres ethnies. Le novice y reçoit une initiation longue et complexe, qui commence dès avant sa naissance, par l'évocation d'un soleil personnel, et comporte une succession d'étapes où entrent en scène un bâton (le mbookpando, canne de divination), un tabouret (le diboojal, siège de la divination) et une danse du feu (le tibool) qui achève la formation du nouvel élu, enfin apte à user de l'art de la consultation et des secrets des médecines africaines.




Europe, universités de Cambridge, de Göttingen ou de Paris-Sorbonne. Dans cette société académique cultivant les honneurs et les hiérarchies, organisée en grades (bachelier, licencié, docteur), la caste des diplômés jouit d'un prestige envié. L'impétrant y franchit les échelons d'une initiation très codifiée, qui débute dès le stade prénatal, par l'invocation d'un statut familial, et fait intervenir un ensemble de cérémoniaux (leçon, dispute, soutenance) et de fétiches (toge, cuillère de bois, mentions), qui le rendent enfin apte à dispenser l'enseignement des Lumières.


Chine, dynasties des Ming et des Qing. Dans cette société étatique imprégnée de confucianisme et de poésie, la caste des fonctionnaires et des lettrés est un instrument de contrôle par le pouvoir impérial. Les candidats à l'administration, poussés dès le plus jeune âge à rejoindre les élites, se pressent par millions à des examens publics institués dans plus d'un millier de districts, sous surveillance policière, avec un système de quotas. Les nouveaux bureaucrates assurent alors le maintien d'un ordre politique, social et culturel qui sera emporté avec la révolution chinoise. 



Trois espaces, trois temporalités, trois rituels d'apprentissage dont la juxtaposition éclaire, dans leurs affinités singulières, le dessein du monumental et labyrinthique ouvrage que consacrent 70 chercheurs de tous horizons, emmenés par Christian Jacob, aux Lieux de savoir. La première pierre (près de 1300 pages) d'un édifice qui comportera trois autres volumes.


"Chercheurs nomades"
On pense bien sûr aux Lieux de mémoire de Pierre Nora. L'héritage est revendiqué. Mais le projet est autre.  Il s'agit ici de brosser une histoire et une géographie comparée des pratiques intellectuelles et des traditions de savoir: comment naissent, se pratiquent et se transmettent les connaissances ?


Au risque - délibéré - de désorienter le lecteur, les auteurs n'ont pas voulu faire oeuvre d'encyclopédisme, de synthèse totalisante dont l'ordonnancement - chronologique, spatial ou disciplinaire - aurait à l'avance épuisé le champ des possibles. Ils ont plutôt procédé par touches sensibles, à la façon des peintres impressionnistes, voire pointillistes. Les Lieux de savoir se présentent comme le "carnet de route d'un collectif de chercheurs nomades, adeptes d'un braconnage intellectuel'", déroulant "de multiples fils entre les disciplines, les époques historiques et les aires culturelles"'. 




On y visite la maison à palabres du village dogon, l'observatoire de l'astronome persan, le laboratoire de l'alchimiste de la Renaissance, le pavillon du lettré ming, la classe de l'école juive, coranique ou védique. On y côtoie les moines taoïstes, de Chine, les sophistes grecs, les scribes mésopotamiens, les compagnons du Tour de France et les prêtres-astronomes d'Uruk. On y pénètre dans la bibliothèque indienne de Tanjavur, les collections virtuelles contemporaines, les bases de données bio-informatiques, l'Académie royale des Sciences ou l'Exposition internationale japonaise de Nagoya. On y prend en main la plume d'oie, l'éprouvette, la souris d'ordinateur et les commandes des robots martiens. On y déambule dans les citadelles de l'esprit, Alexandrie, Bagdad, Rome, Berlin ou les "villes de cerveaux" interdites de l'Union Soviétique.






Le fil conducteur proposé - "communautés et institutions", "lieux du travail savant", "territoire et mobilité", "villes phares" -, sans imposer la tyrannie d'un itinéraire contraint, invite à une lecture buissonnière propice aux rapprochements inattendus - ce qui fait continuité dans la généalogie du savoir - et aux oppositions éclairantes ) ce qui rend une expérience irréductible à une autre. "L'éclectisme est de règle, l'empirisme assumé", prévient Christian Jacob.


Loin de s'y diluer, le sens s'y regénère, bousculant les repères et faisant voler en éclats les cloisons universitaires. Une déconstruction qui, à l'heure où s'exacerbent le chc planétaire des croyances et des traditions, fait en définitive la salutaire démonstration de "l'unité fondamentale des cultures humaines".


A chacun de choisir sa porte d'entrée et de frayer son chemin dans l'inépuisable et stimulant matériau de ce livre-laboratoire.


Pierre Le Hir.

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