jeudi 2 décembre 2010

Lieux de savoir 2. Les Mains de l'intellect (janvier 2011)




Après Espaces et communautés, paru en 2007, voici le second volume des Lieux de savoir, intitulé Les Mains de l’intellect. Que cache ce titre énigmatique ? 

Cette métaphore nous introduit au coeur du sujet : l’exploration des pratiques savantes, considérées dans leur continuité, depuis les gestes manuels et techniques jusqu’aux opérations intellectuelles. Notre projet est d’aller au-delà du clivage entre les savoir-faire manuels et les savoirs abstraits, en montrant comment la pensée et la main, l’immatériel et le matériel, l’intellect et les gestes techniques ou artistiques sont étroitement entrelacés dans la vie humaine. On peut penser par exemple aux liens entre la pensée et les gestes de l’écriture, entre le calcul et le tracé d’une figure géométrique, entre un concept architectural et une maquette, entre l’idée d’un objet et les étapes de sa fabrication.
Il s’agit de montrer la part d’intelligence qui s’exprime dans les gestes de la main, dans son habileté, sa capacité à dessiner, écrire, fabriquer ; mais aussi la part des gestes dans l’intelligence : des opérations intellectuelles comme le raisonnement, la mémorisation, l’abstraction, la comparaison peuvent être conçues comme la manipulation d’objets, de problèmes ou d’idées, de concepts qui sont travaillés par des techniques particulières.

Un tel projet semble rejoindre les sciences cognitives ?

Il est vrai que les sciences cognitives explorent aujourd’hui les fonctionnements de l’esprit humain, ses capacités d’abstraction et d’imagination, sa mémoire, les mécanismes du langage et de la perception. Mais notre projet est différent. Nous abordons les savoirs humains en historiens et en anthropologues, dans des milieux culturels et dans des époques précises.
Nous nous intéressons aux gestes, aux objets matériels qui se prêtent à l’observation : comment manipule-t-on un microscope électronique ? Comment taille-t-on les branches d’un bonsaï ? comment construit-on la maquette d’un bâtiment ? Comment un calligraphe chinois tient-il son pinceau ? Comment un artisan prend-il en main son marteau ? Les objets eux-mêmes, les images, les textes et lorsque c’est possible l’observation directe des acteurs nous introduisent dans un monde passionnant de pratiques et de savoir-faire : ces derniers semblent routiniers, voire secondaires par rapport à l’activité spéculative, mais ils résultent d’apprentissages rigoureux, ils reflètent l’intelligence des gestes.
Il n’y a pas de textes sans la main qui les écrit, qui manie des supports et des instruments d’écriture, du roseau antique au clavier d’ordinateur aujourd’hui.


Vous placez donc les gestes et les instruments au premier plan de votre enquête. Mais où se trouve la pensée ?
Nous pouvons observer la pensée lorsqu’elle s’extériorise et se matérialise, lorsqu’elle prend forme par exemple dans un discours, dans un texte, dans un dessin, dans un schéma ou une carte. Ces différents supports gardent la trace des opérations mentales et manuelles qui les ont produits : raisonnement, calcul, argumentation, modélisation. Ces supports s’offrent à l’écoute comme à la vision, ils sont efficaces et invitent leur destinataire à d’autres opérations intellectuelles : lire, comprendre, déchiffrer, interpréter.
Une équation, un tableau en colonnes, une carte de la terre ou du ciel, la page d’un livre manuscrit ou imprimé sont autant de dispositifs où sont encodés non seulement des savoirs, mais aussi les opérations intellectuelles qui permettent de les activer, par la lecture, le calcul, l’interprétation.
Un commentaire, par exemple, permet d’identifier tout un ensemble d’opérations intellectuelles portant sur la forme et le sens du texte commenté, des procédures d’élucidation des obscurités, le recours à la comparaison, à l’allégorie, à la traduction, à la synthèse ou au découpage analytique. La mise en page de ce commentaire, son organisation visuelle et sa rhétorique même sont autant d’indices nous permettant de retrouver ces opérations.


Vous avez une conception dynamique des savoirs ?
Oui, car les savoirs n’existent pas indépendamment des hommes et des femmes qui les cultivent, qui les construisent et les reçoivent, et les font circuler dans l’espace et dans le temps. Un livre sur l’étagère d’une bibliothèque est un dispositif inerte, l’archive d’un savoir potentiel, en attente et en latence. Il devient actif lorsqu’un lecteur le prend sur cette étagère, guidé par une curiosité et un projet particuliers : ce lecteur le parcourt, prend des notes, s’approprie tel ou tel développement, mobilise l’autorité de l’auteur pour appuyer une idée ou une information données. Même si ce lecteur fait des contresens, ou fait dire à l’auteur ce qu’il n’a pas vraiment dit, cet usage du livre et du texte est créatif et dynamique, le livre apparaît comme un point de départ dans un processus réflexif, critique, imaginatif.

Un livre est donc un « lieu de savoir » ?
Oui, je dirais même qu’il est pris dans un emboîtement, dans une hiérarchie de lieux de savoir. Dans les livres imprimés de l’Europe moderne, par exemple, la page de titre, la table des matières, l’index, mais aussi les notes de bas de page et les planches d’illustrations sont autant de « lieux de savoir » avec leur propre efficacité. Ces livres, en s’assemblant sur une étagère, créent un lieu de savoir englobant, par exemple une bibliothèque disciplinaire, une bibliothèque de travail où les livres permettent de travailler les uns sur les autres, avec des ouvrages de référence, comme les dictionnaires ou les encyclopédies.


Le champ est immense. Comment avez-vous procédé dans ce deuxième volume des Lieux de savoir ?
Comme pour le premier volume, nous avons tenté de concilier un projet ambitieux avec une mise en oeuvre plus modeste, mais opératoire.
Projet ambitieux, car nous n’établissons pas de limites a priori ni dans le temps ni dans l’espace ni dans les types de savoirs. Le champ couvert est donc très vaste, de la Mésopotamie ancienne au Japon contemporain, de la divination à la physique, de l’art du bonsaï à la recherche des intelligences extraterrestres. Mais nous ne cherchons pas à déployer une histoire continue ou une encyclopédie totalisante. L’exhaustivité est bien sûr hors de portée. Nous avons choisi un certain nombre de situations particulières, remarquables par les acteurs, les objets, les opérations que l’on peut y observer. Ces situations peuvent être confrontées et comparées, ou inviter à une réflexion de portée plus générale : qu’est-ce qu’un signe ? qu’est-ce qu’un instrument ? qu’est-ce qu’un cheminement de pensée ?
Le livre invite donc ses lecteurs à deux niveaux de parcours. Le premier est la découverte de ces situations particulières, de lieux de savoir dans des contextes historiques et culturels différents : une page du Talmud, la table d’un lettré chinois, l’écran d’un ordinateur personnel aujourd’hui, l’index d’un livre savant du xviie siècle, une carte de la lune, la peinture de sable d’un chaman Navajo, la maison où chante un poète Palawan, la salle d’une école védique en Inde. Ce sont des études de cas, délimitées et précises.
Le second niveau est plus réflexif et permet de formuler des questions d’ordre théorique et méthodologique : il ouvre des perspectives pour des recherches futures, il croise différents fils des sciences humaines d’aujourd’hui, sur un mode programmatique. Ce second niveau est jalonné par des textes plus courts, qui introduisent les sections thématiques et reflètent des points de vue diversifiés. C’est donc au lecteur de choisir ses rythmes de cheminement, entre un voyage d’exploration dans la diversité des savoirs humains et certains carrefours offrant une visibilité plus large, une vue panoramique sur les territoires parcourus.
En soulignant l’importance des gestes, des instruments et des opérations dans la production et la réception des savoirs, vous apportez un éclairage historique sur des enjeux très actuels.
En effet, nous assistons à une évolution rapide et profonde des technologies de la connaissance. J’appartiens à une génération de chercheurs qui a commencé à travailler avec les fiches en bristol et les machines à écrire électriques. J’ai ainsi dactylographié les mille pages de ma thèse de doctorat avec une machine IBM à boules, et il fallait changer de boule pour avoir par exemple des caractères grecs ou en italiques. Combien de fois, au fil des relectures, j’ai dû utiliser les ciseaux et la colle pour procéder à des modifications du texte ! Mon fichier bibliographique remplissait un meuble à tiroirs, et pour placer une référence sous différentes entrées thématiques, il fallait recopier la fiche en deux, trois, quatre exemplaires ! C’était un travail de bénédictin. mais c’est ainsi que l’on a travaillé dans les disciplines historiques et d’érudition jusqu’au milieu des années 1970. J’ai vu apparaître les premiers PC MS-DOS, qui nécessitaient que l’on saisisse au clavier des lignes d’instructions pour accéder aux programmes. Puis, il y eut les Macintosh, étranges appareils munis d’un petit écran monochrome, qui demandaient que l’on jongle entre les disquettes, avant l’apparition des premiers disques durs.
Puis, ce fut la course à la puissance, aux capacités de stockage, à la mémoire vive, aux grands écrans aux millions de couleurs. avec le développement des logiciels de traitement de texte et de bases de données et vint ensuite Internet : instrument de communication extraordinaire, où l’on naviguait avec l’ivresse des premiers explorateurs.
Aujourd’hui, Internet constitue une extension pour ainsi dire naturelle du disque dur de l’ordinateur. Des moteurs de recherche comme Google rendent l’information immédiatement disponible, sur tous les sujets possibles. Wikipedia donne au projet encyclopédique une portée, une extension en perpétuel mouvement. Les livres électroniques peuvent passer de l’ordinateur au téléphone portable ou à la tablette de lecture.

Ces changements technologiques modifient la nature des textes : on peut les assujettir à différents formats qui influeront sur leur fixité, leur clôture, leur statut juridique. On peut stocker une bibliothèque de plusieurs centaines de livres sur un téléphone portable. Le lecteur d’un texte électronique devient aussi son éditeur, en choisissant par exemple la mise en page, les caractères et leur taille. Il peut s’approprier le texte en le balisant, en le surlignant, en l’annotant. Il a un accès immédiat à son contenu grâce à la recherche par mots-clé, avec opérateurs booléens. Il peut extraire les passages qui l’intéressent et les coller dans un autre document, composer son propre recueil de notes de lectures. Il peut utiliser des logiciels de traduction automatique pour accèder au sens d’un texte écrit dans une langue étrangère.
Toutes ces opérations sont rendues possibles par les fonctionnalités de logiciels qui déterminent les usages que nous avons des contenus ainsi manipulés, textes, sons, images fixes ou animées. Ces logiciels se combinent aux possibilités des supports eux-mêmes, l’e-book, le smartphone, l’ordinateur, pour imposer à l’usager leurs ergonomies propres : les gestes de la main déclenchent les opérations réalisées dans l’espace virtuel du programme. Le bouton de la souris permet de passer d’une page à l’autre ou de faire défiler de manière linéaire le ruban continu d’un texte, vertical ou horizontal. On simule ainsi la manipulation des supports séculaires du rouleau et du livre à pages ou codex. Les écrans tactiles introduisent une nouvelle gestuelle, le geste des doigts, qui percutent l’écran pour ouvrir un document ou qui, par leur mouvement, provoquent un effet de zoom sur un détail d’une page ou en sélectionnent une partie.

Pour comprendre ce qui se joue dans ces nouveaux accès aux textes, aux images et au savoir, le détour par les tablettes d’argile des scribes mésopotamiens, par les rouleaux de papyrus et les codex en parchemin, par l’histoire du livre arabe ou chinois comme de l’imprimé occidental est une médiation utile, indispensable : il ouvre un horizon de questions sur les modes de fixation de l’écrit, sur l’impact de la structuration visuelle de la page sur le déchiffrement de ses contenus, sur les liens entre lecture savante et écriture, sur le synchronisme du geste, de la voix et du regard.
L’apport de la profondeur historique et de la comparaison interculturelle est irremplaçable également pour comprendre les mutations qui affectent aujourd’hui le statut de la mémoire humaine, comme nos capacités de visualisation, de calcul, de traitement de données.

Les Lieux de savoir sont un projet interdisciplinaire à un double titre : par les sujets mêmes que vous abordez, qui traversent tout le spectre des savoirs humains ; par vos auteurs, qui viennent de différents horizons académiques.
La diversité des auteurs fait en effet la richesse du projet. Chacun apporte son expérience, sa spécialité et nous fait entrer dans un lieu de savoir particulier et fascinant, que ce soit une pépinière de bonsaïs ou un laboratoire américain de physique, un cabinet de lettré chinois ou des tombes de scribes égyptiens. Les différents chapitres reflètent l’état des savoirs et des questionnements, la nature des sources, le paysage même de la recherche dans différents domaines.
Créer un dialogue avec ces auteurs et tisser les fils de recherches si variées dans la toile d’un même livre, c’est une expérience intellectuelle et humaine fascinante. Il y avait peu de chances que ces auteurs puissent se croiser dans un même ouvrage : ils viennent d’horizons si différents. Certains ont déjà une oeuvre considérable à leur actif, d’autres sont des chercheurs émergents, de jeunes post-doc qui ont apporté au projet l’énergie et le talent de leurs recherches en cours.


Avec ce volume 2, Les mains de l’intellect, vous êtes à mi-parcours du projet des Lieux de savoir. Quelles seront les prochaines étapes ?
Deux autres volumes sont en effet prévus. Le troisième portera sur la construction sociale des savoirs, sur ce qui rend les savoirs communicables et transmissibles, ce qui en permet l’accumulation, la codification, l’enseignement. Le quatrième volume sera consacré aux grandes dynamiques régissant l’histoire des savoirs : au-delà du partage des disciplines et de la différence des objets, est-ce que les savoirs d’une époque et d’une société données partagent des traits fondamentaux, dans leur visée, dans leurs méthodes, dans leur finalité ?
A quels besoins, à quels questionnements spécifiques ou enjeux politiques répondent-ils ? Est-ce que tous les savoirs peuvent passer d’une époque ou d’une culture à l’autre ? Quelles sont les conditions requises pour ces processus de transmission et de réappropriation ? On sera ainsi conduit à examiner les modes d’inscription spatiale et temporelle des savoirs, ce qui les ancre dans un lieu et un moment particuliers ou ce qui leur permet de circuler et de se diffuser.

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